À quand la fin du paraquat?

Le paraquat est «banni» en Suisse depuis longtemps en raison de sa haute toxicité. Comme de nombreux pays, le Brésil, premier marché mondial, vient d’interdire cet herbicide dangereux. Mais là où il est encore autorisé, Syngenta et ses concurrents continuent de s’enrichir au détriment de la santé des populations locales. Pour illustrer l’ampleur du problème, nous nous sommes rendus dans un petit village isolé des Philippines.

Intoxiqués à leur insu

«Évidemment que nous sommes en colère», s’exclame Nerie Jose Taña. «On ne nous a jamais dit à quel point ce pesticide est dangereux.»

Le visage marqué, cet agriculteur de 49 ans se confie sur les terres d’une plantation de palmiers à huile, aux abords de Kaanibungan, un petit village isolé au milieu de la forêt tropicale de Mindanao, la plus méridionale des trois principales îles des Philippines. Il porte sur son dos un bidon de 16 litres. Nerie Jose veut nous montrer comment les hommes et les femmes du village ont épandu le dangereux pesticide pendant de longues années. Il marche en cercles autour des palmiers: «C'est ce qu’on appelle le circle spraying», nous explique-t-il. Nerie Jose arrose ensuite méthodiquement une surface entre quatre troncs: «le blanket spraying».

L’agriculteur nous confie que personne n’a reçu une véritable formation. L’agence qui l’a employé s’est contentée de lui fournir des gants et un masque de protection, puis lui a expliqué deux règles simples:

«ne pas fumer pendant l’épandage, et ne pas épandre trop près des palmiers, car cela les tuerait. Rien de plus.»

Le hameau de Kaanibungan est composé de huttes en bambou, dans lesquelles l’électricité reste une grande nouveauté. Il y a dix ans encore, les habitants vivaient des bananes, noix de coco et mangues que la nature leur offrait, et cultivaient le maïs, le riz, la patate douce et le manioc. Ils ont alors accepté la proposition d’une société d’agroalimentaire américano-philippine, à qui ils ont cédé 900 hectares de terres – pour 25 ans.

Pourquoi une telle décision? Assemblés devant une hutte, les hommes du village nous expliquent comment ils se sont laissé convaincre: l’entreprise leur avait promis une nouvelle route jusqu’au village, des investissements dans les logements, des soins de santé et un meilleur revenu. Dès 2006, la plupart des habitants ont commencé à travailler sur les plantations, mais le rêve d’une vie meilleure ne s’est jamais concrétisé. «Ils n’ont tenu aucune promesse!», s’emporte un villageois.

L’omniprésent Gramoxone
En 2016, à la suite d’un conflit salarial avec le personnel, les exploitants des plantations ont mis un terme à leurs activités à Kaanibungan, officiellement pour des raisons économiques. Les habitants ont été abandonnés à leur sort, entourés d’arbres dont ils ne peuvent pas manger les fruits. Leur quotidien ne s’est pas amélioré en dix ans, et ils ont perdu 900 hectares de terres. Ils doivent désormais affronter les maladies qu’ils estiment avoir contractées en manipulant des herbicides toxiques pendant de longues années.

Devant la hutte, les anciens travailleurs des plantations expliquent les conséquences de l’utilisation des pesticides:

perte d’appétit, insomnies, engourdissements, fortes démangeaisons cutanées, déficiences visuelles, troubles respiratoires, ongles décolorés, vision trouble ou dédoublée.

Quel pesticide manipulaient-ils? La réponse est unanime: «le Gramoxone». Une version générique du paraquat est également en circulation aux Philippines, mais le Gramoxone est le nom du produit commercialisé par Syngenta. S’il est clair que l’herbicide du géant bâlois était bien épandu sur les plantations de la région, le nom de Syngenta est quasiment inconnu. Personne ici n’a jamais rencontré de représentant de l’entreprise.

Après avoir manipulé des pesticides pendant des années, Elvin Abres vit aujourd’hui en chaise roulante, une tumeur aux testicules ayant attaqué sa moelle épinière. Il n’a pas les moyens de se faire soigner.

Après avoir manipulé des pesticides pendant des années, Elvin Abres vit aujourd’hui en chaise roulante, une tumeur aux testicules ayant attaqué sa moelle épinière. Il n’a pas les moyens de se faire soigner.

Des fillettes parmi les travailleurs
Après quelques années, les exploitants des plantations ont décidé de ne plus rémunérer le personnel agricole à l’heure, mais au volume de récolte. Les enfants ont alors été appelés en renfort pour aider leurs parents à cueillir plus de fruits. À l’instar des deux sœurs April Joy et Lovely, qui ont aujourd’hui neuf et dix ans.

Elles ramassaient à mains nues les fruits tombés des palmiers, à l’endroit même où les pesticides avaient été épandus.

Les fillettes nous montrent leurs mains et leurs avant-bras, où elles ressentaient toujours des démangeaisons après le travail. Elles étaient aussi prises d’étourdissements.

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Vidéo: Nerie Jose Taña nous parle du manque de formation et d’équipement de protection, ainsi que du travail des enfants dans les plantations.

Des dangers connus depuis longtemps

Interdiction imminente au Brésil
Les dangers du paraquat sont connus depuis longtemps. En février, Public Eye a publié la bibliographie la plus complète à ce jour sur les conséquences sanitaires de l’emploi du paraquat. Le produit est interdit dans plus de cinquante pays; en Suisse depuis 1989, dans l’UE depuis 2007.

Le paraquat est déjà (en rouge) ou va bientôt être (strié) interdit dans ces pays.

Le paraquat est déjà (en rouge) ou va bientôt être (strié) interdit dans ces pays.

Le dernier pays en date à avoir fait le choix d’interdire le paraquat est le Brésil. En septembre, l’agence brésilienne de vigilance sanitaire Anvisa a fait savoir qu’elle allait prohiber la production, l’importation, la commercialisation et l’utilisation de cet herbicide, après une période transitoire de trois ans.

Trop de cas d'intoxication
Et ce pour quatre raisons: le pesticide a causé trop de cas d’intoxication – parfois graves –, des liens ont été démontrés entre le paraquat et la maladie de Parkinson, le port d’équipement de protection ne permet pas de prévenir complètement les intoxications, et le produit présente un potentiel mutagène avéré.

Mais le retrait du produit pourrait être remis en question si de nouvelles études venaient d’ici là convaincre les autorités de l’innocuité du produit.

Il y a donc fort à parier que l’agro-industrie ne va pas ménager ses efforts pour que l’Anvisa revienne sur sa décision. Car le Brésil, plus gros utilisateur de paraquat au monde, est un marché important pour Syngenta comme pour ses concurrents.

Un chiffre d’affaires en recul
Syngenta y enregistre plus de la moitié de ses ventes de paraquat, et 20% de son chiffre d’affaires annuel, soit environ deux milliards de dollars. La décision du Brésil fait suite à toute une série de mesures semblables prises en 2017 dans d’autres pays: en janvier, l’Agence de protection de l'environnement des États-Unis (EPA) a introduit de nouvelles restrictions sur l’utilisation du paraquat; en février, le Vietnam a décidé d’interdire le paraquat dès 2019; et en avril, la Chine, où l’emploi du produit sous sa forme liquide est déjà prohibé aujourd’hui, a annoncé que l’herbicide serait complètement interdit à partir de 2020.

Les affaires autour du paraquat, qui est commercialisé depuis 1962, semblent promises à un avenir des plus sombres, même si les recettes mondiales générées par le produit en 2016 s’élevaient encore à un milliard de dollars, selon les estimations. La part de marché du leader Syngenta représentait alors environ 40%, soit 400 millions de dollars.

Mais ses ventes enregistrent une chute vertigineuse depuis plusieurs années: en 2014, l’entreprise réalisait avec les herbicides non sélectifs – essentiellement le paraquat et le glyphosate – un chiffre d’affaires de près de 1,5 milliard de dollars. En 2015, il s’élevait à 900 millions, et en 2016 à 770.

Soit un recul de près de 50% en trois ans.

Ventes d'herbicides non sélectifs de Syngenta
(principalement paraquat et glyphosate).

Ventes d'herbicides non sélectifs de Syngenta
(principalement paraquat et glyphosate).

La responsabilité de la Suisse

Les formations ne suffisent pas
Syngenta n’est pas résolue à retirer de son assortiment le grand classique des pesticides toxiques. Depuis des années, la société répète à l’envi que le paraquat n’est pas dangereux s’il est utilisé conformément aux instructions. Dans le «Good Growth Plan» de Syngenta, présenté il y a quatre ans en tant que «feuille de route pour une croissance responsable» (sic), la société s’est engagée à «prendre soin de chaque travailleur». Concrètement, la firme promet, d’ici à 2020, de former 20 millions d’agriculteurs et agricultrices à la sécurité au travail, notamment dans les pays en développement.

Mais le pourcentage d’utilisateurs de pesticides de Syngenta ayant effectivement pu prendre part à une formation reste un mystère, tout comme le contenu des cours en question. Une chose est sûre: les formations ne suffisent pas. Selon le Code international de conduite pour la distribution et l’utilisation des pesticides de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l'agriculture (FAO), les formations ne sont pas la première priorité pour atténuer les risques. Il est avant tout important d’employer moins de pesticides, puis de remplacer les plus toxiques par des produits moins dangereux. Syngenta a fait le choix de ne pas inscrire ces deux objectifs dans son «Good Growth Plan» – ceux-ci n’auraient probablement pas été du goût de ses actionnaires.

Syngenta semble tenir les comptes avec une grande rigueur en ce qui concerne les formations: selon les chiffres présentés dans une base de données publique de la société, celle-ci a formé 1 865 709 personnes à la manipulation sûre de pesticides entre octobre 2013 et septembre 2016 en Asie du Sud-Est.

Personne à Kaanibungan n’a eu la chance de suivre une formation.

Et le village ne fait pas figure d’exception, selon le médecin et activiste philippin Romeo Quijano, qui a interrogé des centaines d’utilisateurs et utilisatrices de pesticides lors de ses nombreuses recherches sur le terrain.

Romeo Quijano à Kaanibungan.

Romeo Quijano à Kaanibungan.

«La plupart des personnes que j’ai interrogées m’ont dit ne pas ou peu avoir été informées des risques que présentent les pesticides pour la santé», nous confie-t-il. Il estime que les producteurs de pesticides en sont directement responsables: «C'est aux producteurs de s’assurer que leurs produits soient utilisés avec l’équipement de protection nécessaire. Ce n'est que trop rarement le cas dans de nombreux pays moins développés économiquement.»

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Vidéo: Le point de vue du médecin et activiste philippin Romeo Quijano sur la responsabilité de Syngenta et de la Suisse.

Une violation des droits humains
Le Rapporteur spécial sur les déchets toxiques et la Rapporteuse spéciale sur le droit à l’alimentation l’ont clairement affirmé dans le rapport qu’ils ont soumis cette année à l’attention du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies:

«Le fait d’exposer la population d’autres pays à des toxines dont il est avéré qu’elles provoquent de graves problèmes de santé et peuvent même entraîner la mort constitue de toute évidence une violation des droits de l’homme.»

Après la publication du rapport de Public Eye sur les exportations de paraquat, la conseillère nationale suisse Lisa Mazzone (Les Verts) a demandé au Conseil fédéral s’il n’estime pas «qu'il est de la responsabilité de Syngenta de s'assurer que ses pesticides [n'aient] pas d'incidences négatives sur les droits humains et, le cas échéant, de mettre fin à leur exportation».

Lisa Mazzone, conseillère nationale de Genève (Les Verts). 

Lisa Mazzone, conseillère nationale de Genève (Les Verts). 

Sans surprise, le Conseil fédéral s’est fendu d’une réponse évasive: il dit attendre de «toute entreprise ayant son siège en Suisse qu'en plus de satisfaire aux exigences réglementaires applicables en Suisse et à l'étranger, elle prenne aussi en considération les normes internationales. [...] Le contrôle du respect de la loi incombe aux autorités nationales». Pour Public Eye, cette réponse est bien trop facile. «Sur le plan de la protection des droits humains, la Suisse a clairement une responsabilité lorsqu’elle expose des populations entières à des produits qu’elle sait toxiques», a déclaré le spécialiste agriculture de Public Eye, Laurent Gaberell, lors d’un entretien pour Swissinfo.

Le Conseil fédéral ne semble pas disposé à contraindre les multinationales à assumer leurs responsabilités. Il a refusé l’initiative pour des multinationales responsables, co-lancée par Public Eye, qui demande des règles contraignantes pour que les entreprises respectent les droits humains et l’environnement, aussi dans leurs activités à l’étranger. Celle-ci irait «trop loin», et pourrait inciter les entreprises à relocaliser leur siège à l’étranger, ce qui affaiblirait la place économique suisse. En clair: les affaires passent avant les droits humains.

«Il faut l’interdire»
Il y a tout juste un an, un reporter du New York Times interpellait Syngenta: pourquoi l’entreprise continue-t-elle d'exporter du paraquat alors que le produit est interdit en Europe depuis longtemps? Philip A. Botham, responsable de la sécurité des produits de Syngenta, lui a répondu: «Jamais nous ne commercialiserions – ou ne continuerions à commercialiser – un produit chimique dont nous aurions l’impression qu’il présente un risque pour la santé ou l’environnement.»

Pour l’agriculteur philippin Nerie Jose Taña, cette affirmation sonne creux:

«On devrait interdire aux entreprises de produire des pesticides toxiques.»

La Chambre des représentants des Philippines étudie actuellement une proposition d’interdiction du paraquat sur tout le territoire. Il ne peut déjà plus être utilisé que dans les grandes plantations. Syngenta semble avoir fait ses calculs, et n’a pas demandé le renouvellement de l’autorisation de commercialisation du Gramoxone aux Philippines qui échoit cette année, arguant de considérations économiques. Le produit est toujours en vente dans plusieurs dizaines de pays.

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Textes: Timo Kollbrunner, Public Eye
Photos et vidéo: Renato A. Mabilin
Montage:  Maxime Ferréol, Public Eye
Infographies: www.opak.cc